31. Sur le terrain
continuité 31
SUR LE TERRAIN
Encore le téléphone. Donald tituba vers l’interrupteur. Au début, il n’y eut qu’un fort bruit de fond, comme de gens allant et venant. Soudain une voix de femme, coléreuse, lui sauta au visage.
« Hogan ! c’est vous ? Ici, Deirdre Kwa-Loop ! La direction de l’EngRelay vient de m’appeler. On avait passé un accord, vous vous souvenez ? Quatre heures d’exclusivité ! »
Abasourdi, Donald regarda le téléphone comme si l’image de celle qui lui parlait pouvait lui parvenir en dépit de l’absence d’écran.
« Vous n’avez rien à répondre ? Ça ne m’étonne pas. J’aurais dû savoir qu’on ne peut pas se fier aux tarés comme vous ! Ça fait un bout de temps que je suis dans le métier, et je vais m’arranger pour que plus jamais vous ne… »
« Ça suffit ! » cria Donald.
« Mon cul que je vais me taire ! Écoute-moi, petit cul-blanc… »
« Où étiez-vous pendant que j’avais l’amocheur sur le dos ? » gronda Donald. Dans le miroir placé à côté du téléphone, il vit s’allumer la lumière couleur de pêche de la chambre de Bronwen.
« Qu’est-ce que ça vient faire là-dedans ? »
« Ils étaient une centaine à regarder Sugaiguntung prêt à se faire massacrer ! Qu’est-ce que vous vouliez que je fasse ? Que je reste à compter les heures sur une pendule au critonium, avant de vous appeler ? Dans les cinq minutes, tout le club de la presse a été au courant ! »
Respiration bruyante. Puis, de mauvaise grâce : « Normalement, vers quatre heures de l’aprème, il ne se passe pas grand-chose, et… »
« Alors comme ça, vous étiez dans la nature ? »
Pas de réponse.
« Je vois », dit Donald, avec une ironie lourde. « Vous pensiez que j’allais louer une équipe de coursiers et que j’allais leur dire : j’ai fait une promesse à cette femme qui ne peut pas s’occuper elle-même de ses papiers, vous avez quatre heures pour la trouver là où elle se cache. Vous savez où j’étais, quatre heures après ? Dans le coma, à la clinique universitaire ! Ça vous suffit, comme alibi ? »
Silence.
« Occupez-vous donc de vos fesses, je retourne me coucher ! »
Il coupa la communication. Presque aussitôt, le téléphone se remit à sonner.
« Ah, merde ! Qu’est-ce que c’est ? »
« Réception, monsieur Hogan », dit une voix, pressée, de jeune homme. « Beaucoup personnes parler à vous. On dit très urgent, monsieur. »
Il répondit en yatakangais, et suffisamment fort pour que son interlocuteur ne fût pas seul à entendre.
« Dites-leur d’aller vendre à la criée l’urine de leur grand-mère. Si jamais on m’appelle encore avant neuf heures du matin, c’est vous, et vous personnellement, que je couds dans une peau de vache pestiférée et que j’expose aux vautours, c’est compris ! »
Une chose que je n’avais jamais pu apprécier avant de venir ici : que le yatakangais se prête vraiment aux inventions d’insultes.
Il réfléchit un instant. Finalement, il ramassa ses vêtements, son unité polycom et tout ce dont il aurait besoin le matin, le traîna dans la chambre de Bronwen et verrouilla la porte avant de la rejoindre.
Mais, cette fois, il ne parvint pas à se rendormir. Il avait l’impression que les événements de la journée, ajoutés à ceux qu’annonçait l’appel de Delahanty, avaient jusque-là vagabondé dans son esprit comme le long de circuits d’échos inégalement différés et qu’en cet instant, ils résonnaient tous à l’unisson.
À peine remarqua-t-il ce qu’il redoutait confusément : des bruits de pas dans le couloir, un vacarme de coups frappés à sa porte, et le cliquetis d’un passe-partout introduit dans sa serrure. Mais il avait pensé à fermer le verrou. L’intrus malchanceux jura et s’éloigna, regrettant le pourboire qu’il avait donné à l’employé de la réception en échange du numéro de la chambre.
Cela, cependant, était dérisoire au regard de la mêlée de pensées et d’images dont les coups ébranlaient les parois de son crâne. Ces dix années passées où, comme une éponge, il n’avait fait qu’absorber une information toute livresque n’avaient pas fait de lui un homme d’action. Et même la nouvelle version, empifiée, de lui-même, ne suffisait pas à ce qu’on exigeait de lui.
À côté de lui, Bronwen lui proposa dans un murmure de se perdre dans les délices de l’instinct, mais il se sentait sans réaction. Il lui dit de se tenir tranquille et de le laisser réfléchir. Aussitôt il le regretta, car de l’obscurité émergea la face d’un dément, à la bouche flasque et stupide, réplique de la blessure qui lui barrait la gorge. Il réprima un gémissement et roula sur le côté terrifié.
Il y a sûrement un moyen… Réfléchis, réfléchis !
Peu à peu les possibilités s’organisèrent en plans. L’image de l’amocheur s’effaça, et, avec elle, le sentiment de malaise, remplacé par une vague fierté de la mission qui lui était confiée : changer le cours de l’histoire.
Je sais comment arriver jusqu’à Sugaiguntung, je sais comment contacter Jogajong. Entre les deux, ce n’est qu’une question de…
Son corps se détendit et trouva le repos alors même que son esprit vigilant concevait et organisait les événements de la journée.
À huit heures, il se fit apporter le petit déjeuner et promena son appétit au milieu de nombreuses et parcimonieuses délices frites, froides, et macérées : poissons, fruits et légumes. Des gorgées de thé bouillant firent descendre le tout. Bronwen, toujours nue, le servit en silence et s’assura qu’il était rassasié avant de prendre quoi que ce fût.
Il se rendit compte qu’au fond, il aimait cela. C’était digne d’un pacha. La sollicitude exotique de Bronwen convenait à l’étrange pays où il avait atterri.
Impossible d’imaginer Gennice ainsi…
« Il faut que je sorte », dit-il finalement, « Je te reverrai peut-être ce soir. »
Elle sourit et l’embrassa tandis qu’il se disait que s’il la revoyait jamais, les choses auraient tourné à la catastrophe. Il valait mieux ne pas y penser. Il s’habilla, s’équipa, passa sur son épaule la bretelle du polycom et se dirigea d’un pas décidé vers le hall de l’hôtel.
Il y régnait l’effervescence habituelle du matin, mais en plus des clients et du personnel, des gens de toutes les couleurs imaginables étaient assis, du moins le restèrent-ils tant qu’ils ne l’eurent pas aperçu. Puis ils se refermèrent sur lui comme des requins encerclant un nageur blessé, l’interpellant, brandissant des appareils photo et des magnétophones.
« Monsieur Hogan, s’il vous plaît, monsieur Hogan, je vous en prie, monsieur, écoutez-moi, et je… »
Une grosse femme arabe, qui avait réagi plus vite que les autres, lui fourra un appareil photo sous le nez. Il attrapa l’appareil et le lança dans la figure d’un Japonais qui se trouvait à l’opposé. Un sikh râblé se planta devant lui. Donald le frappa du côté de la main et passa par-dessus son corps. Sur le côté de la porte d’entrée il y avait un palmier dans un pot. Il le renversa sur son passage, retardant ainsi la poursuite de ses collègues, à l’exception d’un Africain obstiné à qui il dût donner un coup de pied dans le tibia. L’homme trébucha et fit tomber le second de ses poursuivants, ce qui donna à Donald le temps de sortir dans la rue et de faire signe à un taxi vide.
Preuve, sans doute, que la promesse de Totilung n’avait pas été vaine, deux hommes, impassibles, le suivaient en voiture. Il offrit à son conducteur cinquante talas s’il arrivait à les semer. L’homme l’emmena à travers une suite de ruelles à moitié bouchées par des échoppes, parvenant même à mettre un troupeau de chèvres entre lui et ses poursuivants.
Satisfait, Donald paya l’homme et descendit du taxi pour prendre le premier rixa qui passa. Il ne pouvait guère espérer passer inaperçu étant donné son allure et son teint, mais, pour le moment au moins, personne ne savait au juste où il était.
Après deux changements de rixa, il arriva près du logement de Sugaiguntung. Il ne s’attendait pas à trouver le professeur chez lui, à moins que ses docteurs eussent insisté pour qu’il prît du repos après l’attaque de l’amocheur. Mais il ne venait pas pour recueillir les fruits de la promesse d’entretien privé.
Au cours de sa promenade de reconnaissance, il vit que le quartier était bien tel que le laissaient deviner les cartes de la ville : tranquille, prospère, à l’écart de la vie tumultueuse du centre de la cité, et bénéficiant d’une vue dégagée sur le détroit de Shongao. C’était un quartier de maisons particulières cachées derrière leurs murs entourant un jardin – soit planté de fleurs et de buissons à l’occidentale, soit recouvert de dalles, de gravier et orné d’amas de galets arrondis. Le quartier n’était desservi que par trois larges avenues destinées aux taxis et aux camions de livraison. Ailleurs, sur la pente qui descendait vers la mer, ce n’était qu’un enchevêtrement de sentiers qu’il explora, l’oreille aux aguets.
Par bonheur, il avait choisi une heure calme. Les parents étaient au travail, les enfants étaient à l’école, les domestiques faisaient le ménage ou le marché.
La maison de Sugaiguntung avait la forme d’un T large et court au milieu d’un jardin de forme pentagonale dont le côté le plus court donnait sur une avenue. Il en fit le tour, à l’exception de ce côté où un policier blasé balançait sa matraque. Donald nota quelques détails intéressants, comme l’emplacement d’un arbre penché par-dessus le mur, et la présence dans la maison d’une femme empâtée dont la silhouette se découpait à travers une baie vitrée. Elle faisait le ménage.
L’épouse, ou la femme de ménage ? Plus vraisemblablement cette dernière. Donald se rappela avoir lu que la femme de Sugaiguntung, plus âgée que lui, et avec qui il avait vécu pendant près de vingt ans, s’était noyée lors d’une promenade en bateau, quatre ou cinq ans auparavant. Il n’avait pas souvenir d’un second mariage. Il s’apprêtait à faire un autre tour, lorsque la paix matinale fut troublée par l’intrusion, sur l’avenue principale, d’une troupe de garçons et de filles à la mine studieuse, portant des pancartes couvertes de slogans à la louange de Sugaiguntung et de Solukarta. Ils avaient l’intention évidente de manifester devant le domicile du grand homme. Bien qu’elle détournât l’attention du policier qui courut à leur rencontre et engagea une discussion véhémente avec les meneurs, leur arrivée faisait converger sur Donald trente ou quarante paires d’yeux curieux. Il s’effaça derrière le mur et se dirigea vers le bord de mer par le chemin qu’il ferait prendre au professeur s’il parvenait à le convaincre de partir.
Il déjeuna dans une auberge au toit couvert de roseaux et il regarda un montreur de singes savants tandis que les autres clients, qui avaient plus l’habitude des singes que des Blancs, le regardaient. De plus en plus mal à l’aise, il abandonna son dernier verre de bière de riz lorsqu’il vit que le tenancier ne le quittait pratiquement pas des yeux.
Il fit un détour par les terres avant de redescendre sur le bord de mer pendant l’heure de la sieste. Il n’y avait presque personne ; seuls quelques pêcheurs sommeillaient à l’ombre de leurs barques échouées. Néanmoins il attendit d’avoir atteint un endroit complètement désert avant de sortir discrètement la boussole qui faisait partie de son équipement. Par ce moyen, il put déterminer laquelle des six ou sept entailles noires qu’il pouvait voir sur le littoral verdoyant, au pied du grand-père Loa était celle qui menait au campement secret de Jogajong.
À ce moment, la pluie se remit à tomber et il retourna vers la ville, à la recherche du bureau de l’homme qu’il devait contacter pour traverser le détroit, le soi-disant journaliste indépendant Zulfikar Halal. Il le trouva trois étages au-dessus du magasin d’un importateur de tapis, à moitié assoupi dans la senteur prégnante du haschisch.
Bon Dieu. C’est lui mon contact avec Jogajong ?
Halal lui-même était négligé et mal rasé. La pièce était encombrée de vieux journaux, de boîtes de bandes sans étiquettes, et de pochettes de photos holographiques. Il était visible que son bureau lui servait d’habitation, car une tenture dans le coin de la pièce ne parvenait pas à cacher un amas de vêtements chiffonnés et de chaussures. Pourtant…
Donald s’employa, non sans mal, à l’éveiller. Surpris, Halal s’efforça de fixer son regard sur Donald. Il eut d’abord l’air interdit, puis terrifié. D’un bond, se mettant debout, il dit : « Hazoor ! Votre Honneur ne serait-il pas le journaliste ? Le journaliste américain ? »
« Si. »
Halal se passa la langue sur les lèvres. « Hazoor ! Pardonnez-moi mais je ne m’attendais pas que vous veniez de cette façon. On m’a dit… » Il se reprit, bondit vers la porte, et scruta à l’extérieur. Malgré l’absence d’oreilles indiscrètes, il n’en continua pas moins à chuchoter.
« Je ne pensais pas que Votre Honneur me contacterait aussi tôt… »
« Il n’est pas tôt », répliqua sèchement Donald. « Asseyez-vous et tâchez de faire bien attention. »
Il lui dit ce qu’il voulait, quand il le voulait, et les yeux de Halal s’écarquillèrent.
« Hazoor ! C’est risqué, c’est difficile, et il faudra y mettre le prix ! »
« Le prix, tu peux te le mettre… Peux-tu faire ce que je te demande, oui ou non ? » Il sortit une liasse de billets de cinquante talas, et la feuilleta de son pouce.
« Votre Honneur », dit Halal d’un ton obséquieux, fasciné par l’argent, « je ferai de mon mieux, je le jure sur la tombe de ma mère. »
Donald fut un peu effrayé. Malgré la confiance de Delahanty en ce Pakistanais, celui-ci n’avait ni l’allure ni le comportement d’un agent sûr. Mais il n’y avait personne d’autre. À moins de voler un bateau pour traverser le détroit, il fallait qu’il s’en remît à Halal.
Il dit brutalement, avec l’espoir de l’impressionner : « Je ne veux pas que tu fasses de ton mieux. Je veux que tu fasses ce que je te demande. Compris ? Si jamais tu n’es pas à la hauteur… Tu as entendu dire comment je me suis occupé de cet amocheur à l’université ? »
La bouche de Halal béa. « C’est donc vrai ? Je pensais que c’était un canard ! »
« Oui, et avec ces mains », dit Donald. « Et si tu me laisses tomber, je te prends et je te vide de ton sang comme on essore une serviette. Et ça, je te le promets sur la tombe de ma mère à moi. »
Il était de retour, maintenant, dans le quartier marchand où, ce matin, le taxi avait semé ses poursuivants. Il lui restait encore une chose à faire avant que la ville ne se réveillât de sa sieste, et il devait se dépêcher.
Il erra au milieu des échoppes fermées pendant le repos de leur propriétaire, jusqu’à ce qu’il repérât dans une petite traverse une cabine téléphonique abritée du regard des passants. Quelqu’un avait soulagé ses intestins sur le sol, mais ce n’était qu’un ennui secondaire. Pendant tout le temps qu’il composa ses deux messages sur le polycom, il ne cessa de surveiller les alentours, son pistolet à gaz camouflé à la main. Il était parfaitement conscient qu’au moment même où il entrerait en communication avec le plus proche satellite de l’EngRelay, quelqu’un pourrait comprendre que c’était lui qui appelait.
Et il pensait que ce danger était écarté, lorsque, ramassant son équipement et ouvrant la porte de la cabine, il reconnut Totilung, plantée de l’autre côté de la traverse.